Voici la critique d’un petit livre très complet et très vivant de Julian Cope : Krautrock sampler aux Editions Kargo & l’éclat (213 pages, 15 euros), traduit par Olivier Berthe. On y trouve toute la passion expressive d’un musicien à l’égard de ses contemporains.
Julian Cope, musicien de krautrock, chanteur notamment de The Teardrop Explodes, nous plonge dans ce phénomène musical singulier qui s’est déroulé en Allemagne de l’Ouest avec la génération de l’après-guerre. Dans les années soixante, le génie de Karlheinz Stockhausen, élève d’Olivier Messiaen, et ses pièces électro-acoustique comme « Hymnen » ou « Kontakte » le font monter au statut d’icône de toute une jeunesse branchée, forcément branchée.
Le mot « krautrock », ou « rock-choucroute », vient d’un article de la presse musicale anglaise, qui a détourné ainsi les paroles d’un des titres de l’album Psycheledic Underground d’Amon Düül. Ce groupe déjanté donna le ton pour toute la scène des expérimentateurs teutons, autour de l’an de frasque de 1969. Tétanisés par le rock anglo-saxon, « les jeunes allemands avaient besoin de leur propre rock n’roll ». Quelques-unes des personnalités majeures de la musique électronique ont été à la source partie prenante de ces expériences psychédéliques. L’envie de conquérir le monde était présente chez la plupart, et une majorité d’entre eux sont malheureusement méconnus en France.
L’histoire du krautrock est plus compliquée que celle du mercato de la Bundesligua. En voici l’essentiel, autour de ses représentants les plus éminents :
> Tangerine Dream / bio détaillée
Du côté de Berlin, Edgar Froese appliquait le surréalisme de son mentor Salvador Dali à chacun de ses happenings musicaux. Klaus Schulze et son trio libertaire Psy Free se produisait gratuitement partout où ils étaient acceptés. Pour Julian Cope, Klaus Schulze est simplement le meilleur batteur de tous les temps, bien que son nom soit associé depuis le succès de Timewind aux synthétiseurs. Pour l’auteur, le passage de Tangerine Dream chez Virgin records pour Phaedra marque la fin d’un cycle de musiciens volubiles vers des climats atmosphériques qualifié assez abruptement de parfois « easy-listening ».
L’auteur détaille toutes les différentes compositions de Tangerine Dream et l’arrivée de Conrad Schnitzler aux côtés de Schulze et Froese pour composer Electronic Meditation. Peu de temps après la sortie du disque, Schulze se fait virer pour avoir utilisé « des bandes d’orgue étranges sur scène ». Entre tous ces départs éclairs, Froese est à la recherche de configuration instrumentale différente pour poursuivre son délire artistique et paranoïaque. Puis Christoph Franke, batteur d’Agitation Free, vient en remplacement de Schulze et Schnitzler.
> Cluster
Conrad Schnitzler part pour former Kluster avec Dieter Moebius et Hans-Joachim Roedelius. Il part, laissant Moebius et Roedelius en duo. Le nom du groupe devient alors Cluster. Leur premier album (Cluster 2) parait chez Brain, avec Conrad Plank à la production.
> Pré-histoire de Kraftwerk
Organisation, futur Kraftwerk, le groupe de Düsseldorf, avec à sa tête Florian Schneider et Ralf Hütter sort « Tonefloat » en 1970 chez RCA. À l’époque sans synthétiseurs, c’était la flûte qui était l’élément moteur du groupe. Leurs deux albums suivants, tout aussi avant-gardistes, Kraftwerk 1 & 2, étaient également de savantes modulations de rythmes sur fond accidentés de sons industriels. Les « intérimaires » des « hommes au travail » Klaus Dinger (batterie électrique) et Michael Rother (guitare) se servirent de Kraftwerk (sans Ralf) comme d’un « marchepied », pour concilier mélodies et expérimentations avec leur album-concept : Neu !
> Neu !
Le duo Neu! (ne pas oubier le point d’exclamation) connut un succès énorme notamment au Royaume-Uni. Site à leur succés initial, leur deuxième album fit imploser le groupe, et Michael Rother partit fonder Harmonia, avec les deux membres de Cluster, et fit deux grands albums. Quant à Klaus Dinger, il créa avec son frère Thomas et Hans Lampe le groupe « La Düsseldorf » en tant que chanteur, percussionniste et guitariste. Rother et Dinger se retrouvèrent le temps de l’album Neu ! 75, un disque punk avant l’heure. Autant Schulze est le plus grand batteur de tous les temps, autant Dinger est célébré comme le meilleur « non-batteur » de tous les temps. Son jeu linéaire avait un effet hypnotique qui valait bien un champignon magique. « La Düsseldorf » sortit trois bons albums. Michael Rother sortira ensuite des albums solos, dont les deux premiers avec Jaki Liebezeit (en français, Liebe-zeit signifie amoureux du temps, n’est-ce pas un nom prédestiné pour un batteur ?).> Vidéo : Neu! Hallogallo (issu de Neu! 1)
> Labels
Le premier label de « Kosmiche Musik » (du nom que lui a donné Edgar Froese) fut le label Ohr de Rolf-Ulrich Kaiser, avec des groupes majeus tels que Tangerine Dream, Guru guru, Floh, Amon Düül et Popol Vuh, de Florian Fricke, le passionné du Moog.
Le deuxième label évoqué est Brain, nait d’une scission au sein de Ohr, qui signèrent deux groupes importants, (K)Cluster et Guru Guru. Cluster travailla avec le responsable de l’ascension de Kraftwerk, Conrad Plank, pour Cluster II. De même fit Neu ! Brain signa le premier album, Neu !, à la pochette au graphisme de baril de lessive (selon leurs auteurs). Le spectre d’Andy Warhol n’est jamas loin., lui qui a réalisé la pochette du Velvet Underground avec sa banane distinctive.
> Can
La transmission en droite ligne du père allemand des manipulations électroniques et concrètes Karlheinz Stockhausen à Holger Czukay et Irmin Schmidt (respectivement futurs leader et claviériste de Can) revêt le même impact avant-gardiste que celle de Pierre Schaeffer sur le jeune Jean Michel Jarre. Schmidt fait une mue artistique au contact de John Cage, le plus conceptuel des compositeurs américains d’alors.
Les trentenaires Czukay professeur de musique et Irmin Schmidt, chef d’orchestre à New York, organiste et professeur de chant, décident de plaquer leurs étudiants pour fonder un groupe de rock n’roll, sur les traces de Zappa et Hendrix. Selon Czukay, « On ne s’attendait pas à devenir un groupe de ce qu’on peut appeler « rock ».
Schmidt embaucha un de ses jeunes étudiants le guitariste virtuose Michael Karoli (19 ans), et le batteur Jaki Liebzeit. Issu du free-jazz, c’est devenu selon ses propres termes le batteur le plus « monotone possible ». C’est le proto-chanteur black Malcom Mooney qui assura le premier album, Monster Movie. Puis, ce dernier tombant en dépression retourna aux Etats-Unis, Can trouva un chanteur suppléant dans les rues de Munich où il devait se produire, le japonais Damo Suzuki. C’est avec lui qu’ils vont réaliser le chef d’œuvre du free-rock, Tago Mago, d’une incandescence inégalée. D’une cohérence redoutable, le son et l’influence du groupe devint mondiale. À la réalisation, Czukay utilisait son cutter chirurgical pour monter différentes parties improvisées entre elles. Après le départ de Suzuki en 1972, Can amputé de sa tête d proue, vivote au gré de quelques réinterprétations du passé et de nouveaux coups d’éclat musicaux. Czukay et Schmidt feront pas mal de projets solos.
> Vidéo : Halleluwah
> Amon Düül
Le collectif Amon Düül faisait vivre l’idéal communautaire dans un projet artistique et politique en 1967. Scindé en deux par antagonismes musicaux, le groupe coexistait sous deux bannières : Amon Düül 1 et 2. La composition des musiciens autant sur scène que sur les albums variera sans arrêt. Extrêmement prolifique, une séance d’enregistrement leur donnait matière à faire trois albums. Ils ont construit l’imagerie la plus extravagante de l’histoire du krautrock.
> Faust
Faust (poing en allemand) est un groupe secret imperméable. Il signe son premier album chez Polydor, avant de sortir un album mythique, The Faust tapes, en 1973. Fit l’adaptation allemande du son du Velvet Underground. Mais a eu le privilège et le cran de sortir un disque avec le titre qui parle de lui-même : Krautrock (sur Faust IV).
> Histoire d’Ash ra tempel et les Kosmiche Kouriere
Derrière le bassiste Harmunt Enke, le batteur Klaus Schulze et le guitariste Manuel Göttsching achèvent le rêve d’une musique cosmique. Schulze, de plus en plus pris par sa carrière solo, participe en pointillés à ces différents disques. Timothy Leary, l’un des deux papes du LSD, souhaite caler la perception d’un maximum de musiciens sur « l’illumination » que cette drogue représente, avec le label « Kosmiche Kouriere » (le courier cosmique). Après la défaillance d’Enke, paralysé par le LSD, ils fusionneront avec les membres de Wallenstein Jurgen Dollase (claviers) et Harald Grosskopf (batterie, qui est un collaborateur égulier de Klaus Schulze), plus Dieter Dierks (basse et mixage), sous la férule du producteur junkie Rolf-Ulrich Kaiser, pour des trips cosmiques, au sein de très longs morceaux, sous le nom des Cosmic Jokers, avec quelques chanteurs et des musiciens d’appoint. C’est sur cette symbiose entre drogue, science-fiction et musique groovy que se termine l’épopée Kosmike musik. C’est le pendant européen des incantations ufologiques de George Clinton avec Parliament et Sun Ra.
> Les 50 meilleurs disques de Krautrock
Le top 50 des disques Krautrock, par ordre alphabétique (entre parenthèse la maison de disques de l’époque) :
- Amon Düül I, Paradieswarts Düül (Ohr)
- Amon Düül II, Phallus dei (Liberty)
- Amon Düül II, Yeti (Liberty)
- Amon Düül II, Carnival in Babylon (United artists)
- Amon Düül II, Wolf city (United artists)
- Ash ra Tempel, First (Ohr)
- Ash ra Tempel, Schwingungen (Ohr)
- Ash ra Tempel, Seven up (Die Kosmiche Kuriere)
- Ash ra Tempel, Join inn (Ohr)
- Can, Monster Movie (Music Factory, USA)
- Can, Soundtracks (United Artists)
- Can, Tago Mago (UA)
- Can, Ege Bamayasi (United Artists)
- Can, Delay (Spoon)
- Cluster, Cluster II (Brain)
- Cluster, Zuckerzeit (Brain)
- Cluster, Sowiesoso (Sky)
- Tony Conrad avec Faust, Outside the dream syndicate (Caroline)
- The Cosmic Jokers, The Cosmic Jokers (Kosmische Musik)
- The Cosmic Jokers, Galactic Supermarket (Kosmische Musik)
- The Cosmic Jokers, Planeten Sit-in (Kosmische Musik)
- The Cosmic Jokers, Sci-fi party (Kosmische Musik)
- Stermädchen (Ash Ra Tempel & The Cosmic Jokers & Gille Letmann) (Die Kosmische Kuriere)
- Faust, Faust I (Polydor)
- Faust, So Far (Black album) (Polydor)
- Faust, the Faust tapes (Virgin)
- Faust, Faust IV (Virgin)
- Serious Golowin, Lord Krishna von Goloka (Klaus Schulze + Wallenstein) (Die Kosmische Kuriere)
- Guru guru, U.F.O. (Ohr)
- Harmonia, Musik von Harmonia (Brain)
- Harmonie, Deluxe (Brain)
- Kraftwerk, Kraftwerk (Vertigo)
- La Düsseldorf, La Düsseldorf (Decca)
- La Düsseldorf, Viva (Nova/radar)
- Moebius & Plank, Rastakrautpasta (avec Holger Czukay) (Sky records)
- Neu ! Neu ! (United Artists / Brain)
- Neu ! Neu 2 (United Artists / Brain)
- Neu ! Neu 75 (United Artists / Brain)
- Popol Vuh, Affenstunde (Liberty)
- Popol Vuh, In dem Garten Pharaoas (Pilz)
- Popol Vuh, Einjager & Seibenjager (Kosmische Music)
- Popol Vuh, Hosianna Mantra (Kosmische Music)
- Tangerine Dream, Electronic Meditation (Ohr)
- Tangerine Dream, Alpha Centuri (Ohr)
- Tangerine Dream, Zeit (Ohr)
- Tangerine Dream, Atem (Ohr)
- Klaus Schulze, Irrlicht (Ohr)
- Klaus Schulze, Black dance (Brain)
- Walter Wegmuller, Tarot (Ash Ra Tempel + Wallenstein) (Kosmische Musik)
- Witthuser & Westrupp, Trips & Traume (Ohr)
Naturellement vous trouverez dans le livre de Cope tous les commentaires relatifs à la liste ci-dessus.
> Carte du krautrock
Le but de cette carte est d’essayer de mettre à jour la relation entre provenance géographique et style de musique à la fin des années 60 et aux débuts des années 70.
30 juin 2008
Avant-gardes, Critiques de livres, Kraftwerk, Krautrock, Tangerine Dream