Cet article est basé sur l’analyse de Pierre Malle faite en 2003 dans son mémoire de musicologie sur la musique électronique des années 70. La totalité de son travail est disponible à la bibliothèque de Tours. Il a accepté d’en faire une version simplifiée et d’expliciter tous les termes techniques pour une meilleure compréhension…
La musicologie est une discipline scientifique qui étudie les phénomènes en relation avec la musique, dans leur évolution (histoire des idées et des théories musicales) et dans leur rapport avec l’être humain et la société, domaines plus particulièrement abordés par l’ethnomusicologie et la sociologie de la musique. Son caractère scientifique la fait se distinguer de la musicographie. (Wikipédia)
> Contexte historique
Le premier grand succès discographique de Tangerine Dream, Phaedra, paru en 1974 sur le label naissant Virgin, se démarquait de tous leurs précédents enregistrements par un matériel électronique plus important et une plus grande variété de climats musicaux, tout en continuant à explorer les espaces inconnus de la musique cosmique. La notoriété grandissante du groupe, résultat des excellentes ventes de Phaedra et de ses nombreux concerts, encouragea ses membres à se dépasser pour produire « leur » chef-d’œuvre, un album qui deviendrait une référence dans le domaine de la musique électronique : ce sera Rubycon.
La pochette intérieure du disque (Rubycon, Virgin Records 940 505 [vinyle], 1975) nous informe que l’enregistrement eut lieu en janvier 1975 au « Manor », près d’Oxford. Elle contient en outre la liste de tous les instruments utilisés par le groupe. Ces informations seront données sur chacun des albums du groupe jusqu’en 1979, et de manière générale, tous les musiciens de l’électronique (à l’exception du groupe Kraftwerk) se plieront à cette pratique. Fierté non dissimulée de disposer d’un matériel sophistiqué ? Volonté de se démarquer plus encore des groupes plus conventionnels n’utilisant le synthétiseur que ponctuellement ? Toujours est-il que cette énumération de noms et de marques étranges, agrémenté(e)s ça et là de chiffres, véritable armada guerrière pour conflits intergalactiques, tendait à rendre plus mystérieuse encore la musique.
L’instrumentarium électronique dont disposaient les musiciens lors de l’enregistrement de l’album Phaedra s’agrandit avec l’apport, par Chris Franke, d’un orgue Elka modifié et d’un gong, et l’introduction, par Peter Baumann, du « piano préparé » (“inventé” par John Cage) et d’un synthétiseur ARP 2600. Les autres instruments utilisés dans le disque sont les mêmes que l’on peut entendre sur Phaedra, à savoir un Mellotron(instrument à clavier ancêtre du sampler, dont chaque touche déclenchait une bande magnétique pré-enregistrée de 8 secondes), une guitare électrique, un synthétiseur VCS 3, divers orgues, un piano électrique, ainsi qu’une version à double clavier du synthétiseur Moog (“Double Moog Synthesizer”).
> Le point sur le matériel
La conception et l’enregistrement de Rubycon se firent dans la foulée de la tournée que le groupe venait d’effectuer en 1974. Edgar Froese déclara :
Le groupe était en tournée pendant la plus grande partie de l’année passée et nous étions désormais prêts à passer un mois à travailler sur de nouvelles pièces. Grâce au succès commercial de Phaedra, les séquenceurs pouvaient être désormais techniquement mieux équipés. A l’époque, cette branche de la technologie était quasiment inconnue et nous devions nous charger de toutes les modifications techniques. Cela coûtait très cher et la majeure partie de nos gains sur Phaedra passa dans un nouvel équipement.
Je disposais d’enregistrements d’instruments d’orchestre effectués par la BBC pour mon Mellotron, ce qui était vraiment un luxe à l’époque. On peut d’ailleurs entendre un hautbois, ainsi que des sections de cordes et de cuivres, dans la seconde partie de Rubycon. La plus grosse difficulté fut l’instabilité du courant électrique au Manor. Il y avait alors de nombreux problèmes électriques dans la région d’Oxford, et parfois le courant était coupé pendant deux ou trois heures d’affilée. Quand cela se produisait, nous devions interrompre la session pour connecter nos synthétiseurs à des générateurs électriques. Le Moog de Chris joua souvent des séquences complètement aléatoires, dues à l’instabilité du courant électrique passant dans les oscillateurs. C’était une situation dingue. Quand nous avons terminé l’enregistrement, il y avait pêle-mêle 12 heures de musique à mixer jusqu’à obtenir la version finale.” (Cité dans PRENDERGAST, Mark, Tangents, p.20)
Cette déclaration fort intéressante nous confirme que l’expérimentation était présente à tous les niveaux de travail : l’expérimentation “en concert” donnant ici l’envie aux musiciens de travailler en studio, de “cristalliser” le matériel musical élaboré concert après concert.
> Une œuvre accomplie
Ce disque a donc été conçu comme un florilège d’idées musicales créées et travaillées sur scène, tant sur le plan strictement musical que sur le plan technique (“découverte” de certains effets sonores, développement de séquences, etc.) L’expérimentation se situait également à la source de la production, c’est-à-dire au niveau des synthétiseurs et des appareils électroniques associés que les musiciens bricolaient, réparaient, associaient ou amélioraient en tâtonnant.Enfin, le fait que 12 heures de bandes ont été mixées et montées pour obtenir cet album très court (35 minutes) nous conduit à penser que, malgré l’expérience acquise sur scène, et sans tenir compte des impairs d’ordre technique (coupures de courant, etc.), le groupe dut encore beaucoup expérimenter en studio pour accoucher d’une musique aboutie, intéressante et novatrice.Rubycon se présente sous la forme de deux parties, longues de 17 minutes environ chacune, chaque partie occupant une face complète du vinyle. Je vous propose une analyse détaillée de la première.
> Analyse détaillée de la partie 1
Rubycon, part 1 (début – 10′) : La pièce s’ouvre sur une série d’accords au piano électrique, traités par un effet de vibrato rapide assez prononcé. Ces accords sont attaqués deux fois, la seconde laissant le son s’éteindre. Les notes jouées semblent être choisies en fonction de leur registre : chaque accord se situe en effet dans un registre différent; d’abord dans le médium, puis dans l’aigu, et enfin dans le grave, constituant ainsi une sorte d’introduction.À 0’20 se superpose une deuxième sonorité dont l’attaque et la résonance évoquent un carillon ou une cloche. Puis un troisième son, celui d’un hautbois joué au Mellotron, vient créer un contraste avec les deux premiers, en faisant entendre des motifs legato (dont les notes sont liées) dans l’aigu, qu’un léger effet de réverbération fait paraître lointain. Ces trois couches sonores s’entrecroisent ou se superposent en conservant clarté et fluidité.À 0’57, la première strate sonore, à savoir les accords de piano électrique, se transforme tout à coup en une matière sonore beaucoup plus dense : un son plus étiré se rapprochant de celui d’un orgue électrique. Le son du hautbois disparaît. Pendant quelques secondes (de 1’19 à 1’27) seule la deuxième couche sonore est audible, créant ainsi une sensation de “vide”. A 1’36 réapparaît la couche sonore intermédiaire, occupée au début par le piano électrique, et assurée ici par un nouveau son au timbre plus “métallique”, qui égrène des accords aux attaques démultipliées par un effet d’écho.Cette introduction concise et sans tonalité définie, qui n’est pas sans rappeler “l’atmosphère” sonore de certaines pièces de Karlheinz Stockhausen, prend fin à 1’58. Tous ses éléments disparaissent alors pour laisser place à une deuxième section, introduite par une sonorité évoquant une chorale humaine et un effet décoratif suggérant le cri d’un oiseau (de 2’05 à 2’15). D’agréables vagues d’accords arpégés, dans la tonalité de sol majeur, forment une matière sonore très dense. Une mélodie toute en liaisons, jouée sur une sonorité aérienne, éthérée, s’y greffe à 2’17, explorant tous les registres du clavier, de façon aléatoire. Aléatoire dans le sens où elle n’est pas structurée de façon classique, mais donne plutôt la sensation d’une improvisation. Divers effets décoratifs (tels le cri d’oiseau à 2’05) viennent enjoliver ce paysage sonore étrangement serein pour du Tangerine Dream. Il est en effet assez rare de trouver, dans la première partie de leur discographie, une pièce dans une tonalité majeure. Pour schématiser, le mode majeur donne un caractère plus gai, plus lumineux à une musique tandis que le mode mineur crée une sensation de gravité, de mélancolie ou d’angoisse.
Les accords arpégés alternent plus rapidement à partir de 4’54, annonce d’un changement prochain. A 5’15, la mélodie disparaît dans l’écume de ces vagues de plus en plus rapides. Cette émulsion harmonique s’achève subitement à 5’45. Un effet sonore métallique assure la transition avec la section suivante.
La troisième section de la pièce commence par une note tenue dans le registre grave, rappelant nettement celle utilisée durant les premières minutes du concert à la cathédrale de Reims (13 décembre 1974). De manière similaire, le timbre de cette sonorité évolue, laissant apparaître progressivement les harmoniques et devenant de plus en plus clair. Sur ce sombre tapis sonore, ondulent quelques “guirlandes” décoratives évoquant une sirène d’alarme ; un effet déjà entendu lors du fameux concert. L’auditeur est placé dans une situation d’attente ; elle s’achève à 7’15, avec l’apparition d’une séquence de basse automatisée, c’est à dire répétées en boucle par un séquenceur.
Cette séquence va servir de base rythmique et harmonique aux différents éléments qui se grefferont dessus ; elle subira malgré cela plusieurs mutations : alors que se pose un motif mélodique très lié, joué au Mellotron sur un son d’instruments à cordes, la séquence de basse s’enrichit de deux notes supplémentaires, ce qui “casse” la métrique binaire pour une métrique à 5 temps.
La transition est cependant si fluide qu’on peut ne pas la remarquer immédiatement. Le son “de cordes”, après avoir répété deux fois sa phrase musicale, laisse place à 8’23 à un son semblant provenir d’un piano préparé, tandis que la séquence de basse passe désormais à six notes.
Le piano préparé laisse place, à 9’02, à un troisième son, celui d’un hautbois, qui va en quelque sorte dialoguer avec le son de cordes.
La séquence de basse se fait de plus en plus présente à partir de 9’17, notamment par des attaques plus marquées et une ouverture de filtre, augmentant les fréquences aigües audibles : cela procure l’impression que le son est “plus clair”. Un effet d’écho, ajouté aux notes de basse, et l’accélération des arabesques mélodiques, donnent la sensation d’un resserrement, d’une tension grandissante, qui annonce le climax (point culminant) de la pièce.
Rubycon (Fin de la partie 1) :
Cet épisode débute à 10’26 par le dédoublement du tempo du séquenceur. La basse devient pratiquement “dansante” et se place au premier plan du paysage sonore grâce à un crescendo (augmentation de l’intensité sonore). A 11’19, l’environnement sonore se densifie un peu plus encore par l’ajout d’accords de do mineur. Au dessus de ces grandes vagues harmoniques, des motifs mélodiques aux sonorités synthétiques très liées planent dans le registre aigü, créant ainsi une réelle tension dramatique. Pour accroître cet effet dramatique, un son percussif est ajouté.
Cette ascension dramatique prend fin à 13’03, avec un net decrescendo (baisse d’intensité sonore) de tous les sons, en particulier pour la basse automatisée. Sa formule rythmique retrouve le tempo qu’elle avait avant de se dédoubler à 10’26 et repasse en ternaire. De la même manière qu’avant le climax, le hautbois (à 13’32) et le piano préparé (à 14’10) viennent enjoliver de motifs mélodiques inquiets cette séquence de basse. Cette dernière mute plusieurs fois pour se simplifier à l’extrême à 15’00, réduite à deux notes. Les musiciens la font définitivement disparaître à 15’33 sous un déluge d’effets sonores réverbérés. Le morceau se referme lentement sur ces flottements harmoniques qu’un dernier effet sonore clôt définitivement.
Si l’on devait dégager un plan de la première partie de Rubycon, il serait le suivant :
- A – 1ère section (Introduction) / durée 1’58
0’00 – 1’58 Atonalité / Trois strates sonores s’opposant sur le registre et le timbre. - B -2ème section / durée 4’22
1’58 – 6’20 Tonalité de sol majeur (accords du I et VI degrés) / Matière harmonique dense.
Mélodie éthérée et lyrique. / Pas d’éléments rythmiques prononcés - C -3ème section (Partie centrale) durée 9’13
6’20 – 15’33 Tonalité de do mineur / Séquence de basse très présente sur laquelle se greffent des sonorités utilisées “en solistes” / Climax dramatique entre 10’26 et 13’03 par le dédoublement du tempo de la séquence de basse et l’accentuation de son caractère rythmique presque “dansant”/ Simplification et decrescendo jusqu’à 15’33 de la séquence de basse - D -4ème section (Conclusion) durée 1’44
15’33 – 17’17 Effets sonores sans tonalité déterminée dont le dernier clôt véritablement la pièce.
> Conclusion
Tangerine Dream est parvenu à un sommet dans l’utilisation de ses machines. À aucun moment la musique ne paraît maladroite ou poussive, comme cela pouvait être le cas au cours de leurs prestations scéniques antérieures. Ce n’est plus ici un brouillon expérimental, foisonnant d’ébauches musicales, d’esquisses plus ou moins réussies de climats, de timbres et de mélodies qui nous est proposé, mais une œuvre achevée et aboutie que les musiciens ont façonné en puisant dans leurs expériences scéniques.La richesse et la variété des climats sonores et la relative concision des épisodes musicaux (l’ensemble ne dure que 17 minutes, là où les improvisations scéniques pouvaient s’étendre sur plus d’une heure) en témoignent. La seconde partie de Rubycon fait preuve de la même maîtrise du matériel technique et musicale et évolue dans des eaux proches de la première, ce qui donne à l’album une grande homogénéité, et en fait une référence incontournable dans leur discographie et pour tout amateur de musique électronique.
> Dans la même série / Lire aussi : L’analyse musicologique de Zeit, 1972, de Tangerine dream. L’analyse d’Oxygène, 1976, de Jean Michel Jarre.
Pour toute reproduction de ce travail d’analyse ou d’une partie de ce texte, contactez impérativement le webmaster. Reproduction avec l’aimable autorisation de l’auteur, © Pierre Malle, 2003-2009.
20 janvier 2009 à 1:44
Difficile d’ajouter quoi que ce soit à cette analyse!