Cet article est basé sur l’analyse de Pierre Malle faite en 2003 dans son mémoire de musicologie sur la musique électronique des années 70. La totalité de son travail est disponible à la bibliothèque de Tours. Il a accepté d’en faire une version simplifiée et d’expliciter tous les termes techniques pour une meilleure compréhension…
La musicologie est une discipline scientifique qui étudie les phénomènes en relation avec la musique, dans leur évolution (histoire des idées et des théories musicales) et dans leur rapport avec l’être humain et la société, domaines plus particulièrement abordés par l’ethnomusicologie et la sociologie de la musique. Son caractère scientifique la fait se distinguer de la musicographie. (Wikipédia)
Pour commencer, quelques éléments sur l’album Zeit. Cette pièce est extraite du double album Zeit de Tangerine Dream, premier fruit de sa toute nouvelle formation : Edgar Froese, le fondateur du groupe, s’adjoint les services de Peter Baumann, jeune claviériste berlinois, en plus de Christopher Franke, déjà présent sur leur précédent opus Alpha Centauri. Pressé à l’origine sur deux disques vinyle, il comprend quatre pièces. La durée de chacune, dépassant largement le quart d’heure, constitue une des caractéristiques essentielles du courant “cosmique” dans lequel le groupe s’inscrit en 1972. Tournant définitivement la page des formats courts du rock des années 60, cette notion est relayée par le titre du disque, Zeit signifiant “temps” en allemand.
Les visuels de la pochette, associés aux titres pour le moins évocateurs des pièces, appuient la connotation “cosmique” : alors que l’on peut voir le recto comme la représentation d’un disque solaire lors d’une éclipse, entièrement masqué par un astre non lumineux, le verso laisse deviner la forme d’une énorme planète aux reflets rougeâtres sur un fond totalement noir. Les titres donnés aux morceaux appellent à des visions d’espace et de science-fiction :
« Quatre morceaux d’environ vingt minutes chacun, fusionnés en un ensemble qui était l’équivalent krautrock de films comme 2001 l’Odyssée de l’Espace ou l’Etoile Noire. De nouveau, l’opacité légendaire des titres avait pour effet de renforcer l’idée que tous les morceaux de Tangerine Dream étaient enregistrés sur quelque atoll d’un Pacifique extraterrestre entouré non par la mer mais par les étoiles. » [Cité dans COPE Julian, Krautrocksampler : Petit guide d’initiation à la grande kosmiche musik (2005), p.47]
Ainsi, l’album s’ouvre sur “la naissance des pléiades liquides” (Birth of Liquid Plejades), contemple “l’aube nébuleuse” (Nebulous Dawn), extrapole sur “l’origine des probabilités surnaturelles” (Origin of Supernatural Probabilities), et se clôt sur le morceau-titre qui donne son concept à l’album, “Temps” (Zeit).
L’album est sous-titré “Largo en quatre mouvements” (Largo in four movements), ce qui laisse pressentir des plages musicales très longues (largo étant en musique, l’indication de tempo la plus lente qui puisse exister).
Les crédits nous indiquent qu’à l’instar des trois autres pièces, Origin of Supernatural Probabilities est une signature commune du trio Froese / Franke / Baumann, auxquels s’adjoignent, en tant qu’interprètes, Florian Fricke, au synthétiseur Moog, et Steve Schroyder, à l’orgue. Le reste de l’équipement musical utilisé par le groupe est assez réduit : un synthétiseur VCS 3, que se partagent Franke et Baumann en plus de cymbales pour le premier et d’un vibraphone pour le second; le tout complété par une “gliss guitar” et un plutôt obscur “générateur” manipulés par Edgar Froese.
> Analyse musicologique
Origin of Supernatural Probabilities s’ouvre sur une succession d’accords d’orgue, à l’attaque assez lente, s’enchaînant calmement avec une certaine hiérarchie tonale (en effet, le premier accord sonne nettement comme étant le premier degré de la tonalité La mineur, et ceux qui suivent confortent sa position d’accord de tonique : l’accord de 6ème degré revient plusieurs fois, ainsi que ceux du 4ème et 5ème degré). Entre chaque accord se calent plusieurs types de sons: tout d’abord, un sorte de respiration, puis des sons moins “musicalement” identifiables, évoquant des appareils extraordinaires en fonctionnement. Des intervalles dissonants (car très rapprochés) se superposent à l’ensemble, sur une nouvelle sonorité.
A partir de 1’29, les accords sont désormais égrenés et non plus plaqués, avec un effet d’écho qui démultiplie les attaques, formant une matière sonore compacte dont le caractère plus insistant donne d’ores et déjà l’impression auditive d’une évolution.
Tout cela disparaît rapidement à 2’40, après qu’un dernier accord de La mineur ait été posé. Un nouveau son, rappelant celui d’une chorale humaine et pourvu d’un vibrato assez lent mais régulier, introduit une ambiance différente, un peu angoissante. Ce son s’étire sur une tonalité de fa mineur pendant plus d’une minute, ponctué ça et là par des glissandi (son tenu allant du grave à l’aigu ou de l’aigu au grave, un peu comme une sirène) plaintifs et hésitants empreints d’un certain lyrisme.Vers 4’10, un bourdonnement, sorte d’ostinato-pulsation calme et régulier, évoquant fortement l’intérieur d’une machine en fonctionnement, fait son apparition dans le paysage sonore. Nous passons là d’un registre purement musical à un registre sonore plus complexe qu’on serait tenté de qualifier de “bruitage”; nous nous abstiendrons cependant d’employer ce vocable ambigu pour lui préférer le terme d’élément sonore décoratif. Il possède en effet un fort pouvoir suggestif ; certains y verront peut-être le son d’un vaisseau spatial se mouvant dans l’espace. Cet élément se révèle être une composante essentielle de la pièce puisqu’il reste présent jusqu’à la 15ème minute. Il passe parfois au second plan: à 9’40, jouant avec l’effet de stéréophonie, il n’est plus audible que par la sortie droite, ce qui donne l’impression qu’il perd en intensité. Mais il repasse très vite en stéréo, et la pulsation, au delà de 10’00, semble s’accentuer encore, à tel point que l’on pourrait presque l’assimiler à une pulsation cardiaque.Une myriade de sonorités rendues étranges par des effets d’écho, de réverbération et/ou de glissando se surimpressionnent à cette base pulsante, évoquant des éléments flottant en apesanteur ou à la dérive. Ces sonorités, délayées et évanescentes, que nous pouvons désigner sous le terme de “nappes” , posent perpétuellement la question chez l’auditeur de savoir si elles sont reliées par une quelconque logique harmonique. Par exemple, de la treizième à la quatorzième minute, deux sons se font entendre en alternance, l’un semblant être un fa grave, avec un vibrato lent, l’autre, sans vibrato, rappelant l’effet Larsen, sur la note La. Jamais superposés, ils suffisent cependant à créer la sensation auditive d’une tonalité de fa majeur.
Bien que masquée par le caractère éthéré de la pièce, il existe pourtant une structure. Nous commençons à la voir émerger à la quinzième minute, lorsque la pulsation disparaît pour remettre au premier plan le même son vaguement vocal et vibrant qui l’avait introduite onze minutes plus tôt, pour laisser à son tour la place aux accords de La mineur joués à l’orgue, créant ainsi une sorte de structure en miroir. Notons que le morceau s’achève avec une baisse progressive du volume sonore, et non par un évènement musical (fin dite “cut”), ce qui parachève la connotation d’espace infini en donnant l’impression que c’est le disque qui se termine, mais pas la musique.
À ce propos, on ne peut que s’étonner de constater que les musiciens n’aient pas décidé d’exploiter la durée maximale d’une face de vinyle, soit à peu près 30 minutes. D’autres artistes de musique électronique, tels que Klaus Schulze, ne se priveront pas d’étirer leurs plages musicales jusqu’à la limite imposée. Pourquoi s’être attachés à ne pas dépasser les 20 minutes sur toutes les plages de l’album Zeit ? Peut-être cela témoigne-t-il d’une volonté de “ne pas trop en faire”, de suggérer que malgré l’apparente “démesure” des pièces et le caractère extrêmement délétère des évènements musicaux, chaque plage est un “tout” dans lequel le superflu n’a pas sa place. Chaque ingrédient sonore a sans doute été soigneusement dosé, et chaque plage musicale est le résultat d’un effort certain d’écriture et de conceptualisation. Au regard du plan que nous avons dégagé, cela semble a priori se vérifier :
> Plan
- A1 (Sorte de “prélude”)
- 0’00 à 2’40 Accords de La mineur sur I, IV, V et VI degrés. Sons d’orgue plaqués puis égrenés. - B1
- 2’40 à 4’10 Son vocal avec vibrato lent autour de la tonalité de fa mineur. - C (Partie centrale)
- 4’10 à 15’ Ostinato-pulsation sur lequel se superposent des nappes de sons aux effets variés. - B2
- 15’ à 18’50 Retour du son vocal avec vibrato lent, tonalité non déterminée. - A2 Sorte de “postlude”
De 18’50 à 19’32 (fin) Accords de La mineur, même son d’orgue. Baisse progressive du volume.
> Une construction tripartite
Bien entendu, l’idée de structure en miroir ne porte pas sur les minutages des parties (A2 dure beaucoup moins longtemps qu’A1 tandis que B2 dure beaucoup plus longtemps) mais sur l’agencement des différentes sonorités, et parfois, sur des considérations d’ordre harmonique (comme les parties A1 et A2 ici). En considérant que les sections A1 et B1 forment une première partie, et que B2 et A2 en forment une autre, nous voyons apparaître un plan tripartite.
On peut se demander si cette structure a été ébauchée précisément avant l’enregistrement, avec un minutage précis imparti à chaque section. Il est probable, en ce qui concerne la grande partie centrale que nous avons appelée C, que nous ayons affaire à une sorte d’improvisation à partir d’éléments préalablement établis. Nous pouvons donc avancer que, bien qu’elle comprenne des pans entiers d’éléments improvisés, cette pièce possède une structure interne hiérarchisée. Peut-être cette organisation a-t-elle été élaborée après l’enregistrement: il est également plausible que les différentes sections aient été agencées par sélection et montage d’une séance d’improvisation beaucoup plus longue.
> Une musique expérimentale…populaire
Notons le fort pouvoir évocateur de l’ensemble : le mélange de sons musicaux et d’effets spéciaux décoratifs appelle à des visions fantastiques. Les effets de réverbération et d’écho, techniquement dits “effets de spatialisation”, y contribuent tout autant que le caractère cotonneux des sonorités utilisées, révélant un travail plus axé sur le timbre, la durée et l’intensité des sons que sur des schémas harmoniques et mélodiques structurés de façon “classique” .Le parallèle avec le rock psychédélique que pratiquait le groupe deux ans auparavant peut être fait, les agressions sonores en moins. La critique faite par Hervé Picart de la prestation de Tangerine Dream, lors du festival de rock allemand organisé à Paris en février 1973, semble indiquer la façon dont bon nombre de gens percevaient ce type de musique à l’époque :
“Une musique abstraite, excessivement intellectualisée, une pure création de sons sans aucune recherche de rythme, qui n’évoque rien. La musique d’un cosmos vide et froid, électronique, aussi distant que ces impassibles musiciens immobiles et retranchés derrière leurs consoles. En clair, l’impression qui domine est que Tangerine Dream pense beaucoup trop!” [[1] Cité dans PRENDERGAST, Mark, Op.Cit, p.9]
D’après cette critique, le trio serait constitué d’éminents penseurs, conceptualisant à outrance en quête d’une esthétique musicale de l’extrême. Cette hypothèse est plausible, dans le sens où, du point de vue d’un critique, elle rapproche ce type de musiciens « populaires » des compositeurs de musique savante cherchant, par tous les moyens, à révolutionner la musique et le geste musical. Il est cependant possible de confronter cette hypothèse à une seconde piste, une antithèse qui nous semble s’approcher de la vérité d’un peu plus près.
Ne peut-on pas considérer en effet ces musiciens comme des artisans qui façonnent leur musique au contact de l’expérience ? Les synthétiseurs et autres appareils électroniques constituaient à l’époque un moyen de production musicale totalement inédit. Cette musique pourrait être alors simplement considérée comme un témoignage de ces expérimentations sonores destiné non pas aux grands théoriciens de la musique savante, mais au « grand public ». Dans le foisonnement de nouvelles esthétiques musicales développées à l’époque, on peut comprendre que notre brillant critique se soit un peu perdu, confondant Tangerine Dream et les esthètes de la recherche musicale savante.
Certes, ce trio de musiciens issus du « rock » mélange les idées nouvelles empruntées à des récents mouvements sociaux à des concepts novateurs de musique savante, mais en se gardant d’y adjoindre un dogme théorique. Pour vulgariser, nous pourrions dire que cette musique n’est pas de la musique expérimentale savante parce que les musiciens ne suivent pas de « mode d’emploi scientifique » et n’en fournissent pas davantage à l’auditeur, mais qu’elle constitue une sorte de musique expérimentale populaire, dont les clés essentielles ne se trouvent pas dans la réflexion et l’intellectualisation mais plutôt dans la sensation.
> Une musique de science-fiction
A ce propos, le livret de la réédition 2002 de Zeit évoque à juste titre le docteur Timothy Leary, figure archétypale du mouvement hippie à ses débuts grâce à ses écrits en faveur de la prise de drogues hallucinogènes.. Après de nombreux « voyages » lysergiques [Sous l’emprise du LSD, NDLR] perçus comme autant d’expériences mystiques, Leary écrivit que :
“…l’expérience psychédélique, c’est le voyage dans les nouveaux royaumes de la conscience.(…) Ses caractéristiques consistent à sublimer les concepts oraux, les dimensions d’espace-temps et l’Ego” [Cité dans LANCELOT, Michel, Je veux regarder Dieu en face : le phénomène hippie, p.107]
Sublimer les dimensions d’espace-temps et l’Ego : n’est-ce pas ce que semble produire ou du moins suggérer cette musique ? Rappelons-nous l’ostinato-pulsation qui peut autant figurer la machinerie d’un vaisseau spatial qu’un rythme cardiaque. Ainsi, nous sommes autant dans le macrocosme que dans le microcosme. Le livret du disque cite une autre réflexion de Leary sur la notion de Temps, concept qui n’aurait pas de réalité propre mais qui serait en fait une structure abstraite créée par l’esprit humain. Mais s’il est vrai que Leary s’est intéressé, en 1971-1972, à la vague allemande de musique planante, et qu’il fréquenta Rolf-Ulrich Kaiser, le producteur des premiers albums du Dream, il serait bien hasardeux d’affirmer que la conception de cet album émane directement de ses idées. Il est plus probable que les musiciens de Tangerine Dream aient simplement cherché, de façon consciente ou non, à produire une illustration poétique dérivée de ces concepts spirituels et futuristes. En outre, nous en retiendrons la grande économie de moyens musicaux mis en oeuvre pour suggérer cet univers spatial.
> Dans la même série / Lire aussi : L’analyse musicologique de Rubycon, 1975, de Tangerine dream. L’analyse d’Oxygène, 1976, de Jean Michel Jarre.
Pour toute reproduction de ce travail d’analyse ou d’une partie de ce texte, contactez impérativement le webmaster. Reproduction avec l’aimable autorisation de l’auteur, © Pierre Malle, 2003-2009.
17 mars 2009 à 0:08
Passionant!
Merci au site de publier cette étude.
Merci à Pierre Malle