« Ce n’est pas la musique qui est électronique, ce sont les instruments qui le sont ».
Jean-Michel Jarre.
Bienvenue dans la première partie de cette histoire de la musique électronique simplifiée, qui devra en compter quatre.
> Des instruments à contre-courant
Lorsque l’on se penche sur la liste d’instruments qui ont façonnés l’histoire de la musique électronique, on est fasciné par sa longueur et sa multiplicité. Au point de vouloir s’intéresser à ceux qui ont contribué à former des instruments aujourd’hui oubliés. L’autodidacte américain Elisha Gray est l’inventeur du « télégraphe musical » en 1876. Ce petit clavier débouche sur une série de cornets (haut-parleurs). C’est ni plus ni moins que l’ancêtre du synthétiseur, basé sur le contrôle du son par voltage discontinu, autrement dit l’oscillateur électrique. Malheureusement, comme pour le brevet du téléphone qu’il abandonne à l’italien Antonio Meucci, Gray ne connaîtra pas un destin à la hauteur de ses travaux parallèles à ceux de son compatriote Thomas Edison. Il est intéressant de constater qu’Edison, qui a conçu le phonographe, l’a fait pour aider à la dictée et non dans un but musical.
En 1906 surgit un deuxième personnage clé, Lee De Forest, qui met au point les techniques d’amplifications du son. C’est une révolution incroyable. Il élaborera l’Audio Piano, version perfectionnée du télégraphe musical. Quant à Thaddeus Cadill, il met au point le Thelharmonium, un instrument qui pèse deux-cents tonnes.
Il en va de même pour tous ces concepteurs d’instruments ultérieurs que sont l’Arc Chantant de William Duddel (1889), les tubes à vide, le Spharaphon de Jörg Mager (1921) ou encore le Trautonium de Friedrich Trautwein (1930), et bien d’autres encore. La plupart de ces inventeurs sont soit des scientifiques du son (dans la lignée d’Hermann von Hermoltz, qui publie une étude sur la perception du son en 1860), soit des musiciens, comme Maurice Martenot.
Mais parmi tous ces instruments, certains traverseront le temps et les frontières musicales. Ainsi du Theremin Vox créé par Léon (de Moscou) Theremin, en 1917. Cet instrument, magnifié par la virtuose Clara Rockmore pour des interprétations d’œuvres classiques, se retrouve sur le titre « Good Vibrations » des Beach Boys de 1966, un des titres les plus populaires de l’histoire, ce qui n’est pas un mince paradoxe.
Mais revenons à l’époque des avant-gardes, où l’Europe avait un rôle prépondérant.
> Les avant-gardes
Erik Satie (né en 1866), ami des peintres et des poètes, créé en 1917 la musique du ballet « Parade », dont la représentation comporte des sifflets, des machines à écrire, mais aussi des pistolets. En 1925, Georges Antheil créé son « Ballet mécanique », œuvre qui comporte un ensemble de pianos, de batteries, ainsi qu’une hélice d’avion. Toutes ces créations sont rejetées par les autorités musicales de cet entre-deux-guerres.
Avec son manifeste L’art des bruits, le 11 mars 1913, le futuriste italien Luigi Russolo rêve d’une musique épousant les formes mécanistes de l’ère industrielle. Dans son esprit, traverser une ville en apprivoisant ses bruits est une expérience musicale, au même titre qu’une étude de Beethoven. Musique, poésie, peinture et théâtre sont mêlés dans les cercles intellectuels, que ce soit en France autour de Jean Cocteau, ou en Allemagne autour des kaisers du « happening » Fluxus.
> L’influence de Messiaen
Olivier Messiaen (né en 1908) rentre de détention du front en 1942 pour influencer toute une génération de compositeurs. Il le fait en faisant éclater le cadre « sériel » de la musique classique au Conservatoire de Paris, et en prolongeant le dodécaphonisme de l’école de Vienne (mouvement atonal et sulfureux de Schönberg, né en 1874). Messiaen élève une génération de gens exceptionnels comme Pierre Boulez (futur fondateur de l’IRCAM), Karlheinz Stockhausen et Pierre Henry, au travers de sa classe d’analyse et d’esthétiques musicales (1947).
Dans les années 20, un violoncelliste et ingénieur français, Maurice Martenot, met au point un énorme instrument qui porte son nom : il s’agit des « Ondes Martenot ». Il se compose d’une corde, d’un ruban et d’un grand clavier. Messiaen est le premier à composer pour cet étrange machinerie aux sons vaporeux : d’abord avec « Ecuadorial », en 1934, puis « Oraison », en 1937. Ce « monstre » a refait surface dans les années 90 (écoutez Kid A de Radiohead).
> Les excentricités de monsieur Cage
John Cage (élève passablement dissipé de Schönberg, né en 1912) compose une série d’œuvres majeures de la musique moderne, sous l’influence du sculpteur Joseph Beuys. Connu essentiellement pour ses excentricités, et un minimalisme qui confine au nihilisme (ses 4’33 de silence), il peut s’octroyer le titre de premier « DJ » de l’histoire de la musique. On lui doit « Construction in metal » (1937), une œuvre pour percussions mécaniques. Ce croisement entre accessoires automobile et gamelans africains est une fusion inédite pour cette lointaine époque. Cette expérience préfigure la tentative similaire de Lou Reed avec « Metal Machine Music », de 1975. Comme les compositeurs de recherche, le futur membre du Velvet Underground pratique une forme de ce que l’on appelle le disque à sillon fermé, en l’occurrence un endroit du disque qui saute, et fait boucler le disque en remontant le sillon avant le bout du vinyle. Cage ne va pas s’arrêter là.
En faisant tourner trois platines où tournent des disques à des vitesses différentes, « Imaginary Landscape n°1 », en 1939, Cage s’échappe des considérations de timbres et d’harmonies pour ouvrir une perspective sur la musique du futur. DJ Francis Grosso instaure une sorte de réminiscence des expérimentations confidentielles de John Cage en superposant deux disques au début des années 70, faisant ainsi le premier mix en temps réel de l’histoire. L’aura contemporain de Cage, créateur des « pianos préparés », est inversement proportionnelle aux bios plutôt maigres que lui consacrent les dictionnaires académiques. Suiveur de John Cage, de qui il reprend la chaire de professeur aux Etats-Unis, Richard Maxfield est un autre grand nom de la musique concrète. Il signe ce qui peut s’apparenter aux premiers travaux de world music, avec des travaux comme « Amazing Grace » (1960) et « Pastoral Symphony » (1963).
Pourquoi parler autant de John Cage ? Parce qu’il a étendu la performance musicale au-delà de la partition, ouvrant involontairement la voie aux défricheurs de la « musique en temps réel », bien avant l’arrivée des ordinateurs dans le monde de la composition.
> Un mot sur Pierre Schaeffer
Pierre Schaeffer est un ingénieur spécialiste des ondes radio, comme Edison et Gray, auquel on doit entre autres deux inventions fondamentales. La première est le « phonogène », qui permet de passer des bandes magnétiques en contrôlant sa hauteur et sa vélocité. La deuxième est le « morphophone », premier lecteur à générer delay et écho. Aujourd’hui, seule une petite élite musicale sait excateemnt ce qu’elle doit à cet immense talent qu’est Schaeffer. Il marque la transition du monde existant des disques enregistrés aux bandes de laboratoire découpés au cutter. Il est l’inventeur de la musique concrète, en 1948, avec ses études « aux trains » et «aux casseroles ». Selon sa célèbre formule, « entre le bruit et la musique, la différence, c’est la main du musicien ». Avec Pierre Henry, ils composent « la Symphonie pour un homme seul » en 1950, puis fondent l’année suivante le GRMC (Groupe de Recherche en Musique Concrète), qui s’installera plus tard, en tant que GRM, dans l’enceinte de la maison de la radio (1958). Nous reparlerons des membres du GRM plus loin.
> Les premiers synthétiseurs en pratique
En 1947, un clavier qui reproduit le son du violon et de la mandoline mais aussi de cornemuse, l’« Ondioline » est conçu par Geoff Goddard. C’est sur cet instrument que Jean-Jacques Perrey connaîtra un intérêt amusé, dans des numéros de cabaret, en tant que démonstrateur du produit.
Aux Etats-Unis, on croit plus qu’ailleurs aux possibilités du synthétiseur, non découragés par les heures patientes qu’il faut pour obtenir des sons stables. Ainsi, dès 1953, Milton Babitt, du département expérimental Columbia et Vladimir Ussachevsky, de Princeton, convainquent la fondation Rockfeller de leur faire installer un des tous premiers synthétiseurs (qui s’appelle comme tel), le RCA Mark II, prêté par la marque américaine, dans un nouveau complexe, le « Columbia-Princeton Electronic Music Center ». Cela débouche sur certains enregistrements très prisés des fans de la proto-électro, comme par exemple « Incantation » de 1953 avec Otto Luening ou « Wireless Fantasy », de 1960. Géographiquement, Robert Moog n’est qu’à une encablure du studio, et Edgar Varèse rend des visites régulières aux équipes de Milton Babitt.
Du côté de la cote Ouest, Donald Buchla s’acharne à créer son propre synthétiseur modulaire (c’est-à-dire une machine qui comprend plusieurs interfaces, qui comprennent autant de filtres, dans une lutte au finish avec Robert Moog. C’est chose en partie faite en 1963, avec l’Electronic Music Box, qui a comme but de pouvoir placer l’instrument sur scène et non plus seulement en studio. La chose n’est pas aisée étant donné que leurs circuits sont très sensibles et se dérèglent régulièrement. Il faut attendre 1967 pour que Morton Subotnick enregistre le premier disque enregistré sur Buchla, « Silver Apples of the moon », soit un an avant le disque-événement de Wendy Carlos, « Switched on Bach », réalisé lui sur Moog.
Subotnick est le chaînon essentiel du transfert de l’électronique vers la pop music. Il a étudié l’harmonie et le contrepoint sous la direction de Darius Milhaud, en Californie, avant de fonder son propre laboratoire expérimental, le San Fransisco Tape Music Center. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque exacte, le « Summer of Love » avait transformé San Francisco en capitale hippie (et donc rock) mondiale. Buchla a par ailleurs été le premier à travailler sur le concept de « touche sensitive », des claviers portables et des séquenceurs et sa société a traversé les époques et survécu à sa MIDIfication en 1982.
Le parcours de Robert Moog est lui, lié à celui du perfectionnement du Theremin, dont il est le plus grand spécialiste américain. Sa contribution la plus spectaculaire au monde des claviers analogiques est sans nul doute la fabrication du Minimoog, le premier synthétiseur de scène vraiment stable intuitif, basé sur le VCO de son Moog Modulaire.
> La musique électronique rentre dans la vie des gens Dans le cadre de l’exposition universelle de 1958, l’architecte Le Corbusier, son assistant grec Iannis Xenakis et Edgar Varèse élaborent ensemble une spirale dans laquelle est diffusée deux pièces de musique contemporaine. Xenakis installe pas moins de 475 ( !) haut-parleurs tout le long de cette coursive. Deux morceaux sont diffusés : Le Concret PH de Xenakis et ses crépitements de charbon, et le Poème électronique du franco-américain Edgar Varèse, qui est constitué de sons de cloches, de pianos, de percussion et divers bruitages électroniques. Deux millions de visiteurs de ce pavillon vécurent cette expérience de son « surround » avant l’heure.
En 1959, les chemins des deux Pierre (Henry et Schaeffer) se séparent : l’un a une conception destructrice de la musique, l’autre une approche théorique et respectueuse. Henry déclare à propos de cette époque : « Un compositeur est inévitablement un révolutionnaire. »
Le studio auto-financé « Apsome » de Pierre Henry voit le jour quelques années plus tard. On peut constater qu’à part le passage au numérique, l’environnement de Pierre Henry est resté remarquablement stable (son assistante est la même depuis les débuts). Il en fait même un argument de publicité, en invitant le public à des « concerts » chez lui. Mais Henry est surtout un stakhanoviste. De même que John Cage se consacre depuis 1942 aux musiques de ballets pour le chorégraphe Merce Cunningham, Pierre Henry se tourne vers une approche « multimédia avant l’heure » de l’exploitation de sa musique nouvelle. Il collabore ainsi avec Maurice Béjart sur plusieurs ballets, dont la célèbre « messe pour un temps présent », en 1967. Pour cette œuvre païenne, il collabore avec Michel Colombier.
> Les recherches s’étendent partout
Des organismes, qu’ils soient spécifiquement dédiées à la recherche ou la création de musiques électroniques, ont vu le jour dans cet intervalle de temps. On peut citer le studio NHK, du nom de la compagnie géante de radiotélévision de Tokyo avec Toshiro Mayuzumi (qui a étudié au Conservatoire de Paris) et Tori Takemitsu. Luciano Berio et Bruno Madena montent le studio de Milan en 1955. En Allemagne, outre le WDR de Cologne où traine souvent Stockhausen, il y a l’Institut de sonologie d’Utrecht, créé en 1959 par Konrad Boehmer.
En 1956, Karlheinz Stockhausen réalise un collage pour bande magnétique, Le Chant des adolescents. On commence à parler alors de « musique sinusoïdale ». Cette même année, le grand public découvre la musique concrète depuis son salon, par le biais du générique de la série « Forbidden Planet » (Planète interdite), arrangé par les frères Louis et Bebe Barron. En France, c’est la bande-son du dessin animé dadaïste « Les Shadocks » qui prend le monde de la télévision par surprise. « Boing ! Tsoing ! », rien n’a préparé les français à faire rentrer dans leur salon une foule compacte de signaux sonores aussi débridés. De manière générale, les séries télés de science-fiction ou de suspense emploieront de plus en plus d’effets électroniques, comme le travail humoristique de Spike Jones pour les Etats-Unis, ou le thème de « Doctor Who » de 1963 pour la BBC, de Ron Grainer et Della Derbsyshire.
Ce premier scandale passé, Stockhausen consolide ses velléités de musique d’un autre monde avec deux titres qui ont marqués une génération d’allemands (le mouvement Krautrock) intéressés aux musiques de pointe. Il y a d’abord « Kontakte » (sorte de dialogue avec des extra-terrestres, qui s’inscrit dans l’ambiance du film américain homonyme. Comme son nom l’indique, « Hymnen » (1967) est la juxtaposition d’hymnes nationaux, qui se confondent à la faveur d’un énorme travail d’assemblage des bandes magnétiques.
Alors qu’en 1968, on parle de révolution aussi bien dans les barricades du Quartier latin aussi bien que dans les studios que j’ai mentionné plus haut, un italien pointe déjà le bout de sa moustache : il s’agit de Giorgio Moroder, qui signe son premier succès discographique avec le titre « Look, look », époque avant qu’il ne découvre le Moog.
> Mélange des cultures
Les personnalités se suivent et leurs objectifs musicaux se mesurent à l’orée des longues pièces improvisées où se mélange jazz, musiques du monde et classique. C’est la scène des compositeurs dits « répétitifs ».
La Monte Young et Terry Riley se rencontrent à l’université de Berkeley en Californie à la fin des années 50. L’un comme l’autre sont des adeptes de John Cage. Avec Steve Reich, Riley est un grand explorateur des rythmes indiens et africains. Leurs magnétophones ne les quittent jamais. Toutes ces expériences hippies d’une musique sans fin auront également une grande descendance dans le rock de cette époque. C’est ainsi que Young fraternise avec les musiciens du Velvet Underground de New York. La scène rock commence à prendre le train des éclaireurs, pour ceux qui fréquentent des écoles d’art ou de musique. C’est le cas de Frank Zappa, qui a dédié une chanson à l’électron libre Varèse et au grand « artificier » du ballet, Stravinski.
> Les centres de recherche en France
En 1969, Pierre Boulez monte l’IRCAM, Institut de Recherche et Coordination Acoustique / Musique. Jumelé avec le centre d’art moderne George Pompidou, à côté duquel il a été déménagé en 1990, il fait la part à la création musicale tous azimuts, en étudiant parallèlement les implications physiques et techniques de ces expérimentations. Des logiciels de traitement du son sophistiqués, comme Max/MSP, ont vu le jour en son sein, devenant petit à petit des logiciels libres, utilisables partout à travers le monde.
Les personnalités de l’IRCAM étant nettement moins représentés que les gens du GRM, c’est l’occasion de parler d’autres personnes que le « directeur » Schaeffer a formé au cours des quelques années au GRM. il s’agit de Luc Ferrari et Bernard Parmegiani, d’authentiques musiciens, mais aussi de gens venus d’horizons artistiques, au sens plus large. En 1969, Jean Michel Jarre, quand il intègre cette élite, et malgré son pédigrée incroyable (un père chef d’orchestre pour Hollywood, Maurice Jarre, et un grand père inventeur d’un prototype de table de mixage), et à mi-chemin entre la peinture abstraite et la musique expérimentale, avec de la colle sur bande magnétique au kilomètre. Avec la musique du ballet AOR pour l’inauguration du plafond de l’Opéra de Paris, Jarre met ses pas dans ceux d’Henry et de Schaeffer, mais tout en cultivant une attitude rock. Pour s’en persuader, il faut écouter sa première compo « sauvage » électro-acoustique,La Cage, réalisé en secret dans le laboratoire, avec un synthétiseur EMS (Electronic Music Studios) de Peter Zinoviev, l’alter ego anglais de Robert Moog.
Mais le monde des synthétiseurs, samplers et autres joyeusetés électroniques ne fait que commencer… Lire la suite de l’histoire de la musique électronique.
31 août 2008
Avant-gardes, Editos, Musique concrète